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Paris, France
Ce blog est celui de la conversation libre. Autour des arts, des livres, de la télévision ou de tout autre sujet de culture mais aussi - n'est-ce pas culturel ? - de la politique. C'est dire, simplement, que sur ce blog on parlera de tout. Je le nourrirai au rythme de mon inspiration, de mes rencontres, de mes visites, de mes lectures, de mes poussées d'admiration ou de colère aussi. Que chacun, ici, intervienne. Que l'on discute les uns avec les autres.. Voilà l'ambition de ce blog. Un mot encore sur le titre. "Mon oeil", c'est ce que je vois, mais c'est aussi, vieille expression, une façon de dire que l'on n'est pas dupe et que l'esprit critique reste le maître contre par exemple le "politiquement correct" et contre les idées reçues, de droite comme de gauche. ************************************************************************************* Pour les amateurs d'art, je signale cet autre blog, plus spécialisé sur l'art et les artistes, les expositions, les formes d'expression d'ici et d'ailleurs, d'hier et d'aujourd'hui: http://monoeilsurlart.blog4ever.com/blog/index-350977.html

lundi 12 octobre 2009

Pierre Soulages: Fiat Lux !



Peintre du Noir ? Non ! Magicien de la Lumière ! La grande exposition Pierre Soulages s'ouvre, ce 12 octobre, au Centre Beaubourg. Cet artiste, 90 ans, est le plus grand et le plus célèbre des artistes français. Il figure parmi les 10 ou 15 noms de nos deux siècles ( XXème, XIX ème ) qui compteront à jamais dans l'histoire mondiale de l'art. C'est l'exposition incontournable, celle qu'il faut aller voir, toutes affaires cessantes. Elle démontre mieux que tous les discours que cette oeuvre est rigoureuse, cohérente, tendue dans un idéal absolu de peinture...

J''ai interviewé longuement à plusieurs reprises Pierre Soulages notamment en 1988/1989. L'artiste a analysé pour moi et pour les lecteurs du Point son travail magistral et raconté son parcours: j'ai alors écrit un long article sur lui enrichi de ses formules et de ses explications. Ici, j'ai repris mes notes de l'époque et, supprimant les questions posées, rédigé le texte qui suit.

Pierre Soulages s'explique:

« Je suis né à Rodez dans l’Aveyron le 24 décembre 1919. La rue où nous vivions, la rue Combarel, est très particulière. D’un côté, elle est bordée par des bâtiments qui sont un condensé de la société : le Palais de Justice, une banque, l’hôpital, la prison, la gendarmerie, une école de filles, un asile d’aliénés, des haras, une chapelle : Notre-Dame de la Pitié, la caserne, un café. Et, de l’autre côté, des artisans : un ébéniste, un imprimeur, un marchand de vin, un bourrelier, un bottier, un relieur, un garage, un forgeron, un marchand de fer, un tailleur… Je revois toujours ce tailleur, M. Salvagnac, assis sur sa table, qui me fascinait quand je le voyais couper le tissus avec ses grands ciseaux… Pour compléter ce panorama ruthénois et aveyronnais, il y avait aussi dans ma famille ce grand oncle de ma mère, Père-abbé de l’Abbaye de Bonnecombe, dont le père était un propriétaire terrien qui s’occupait des bois et forêts de Bonnecombe.


Personnellement, je me sentais davantage attiré par les marginaux qui échappaient à cet univers calibré, ordonné et formaté. Comme ce « peillarot », mi-chiffonnier, mi-braconnier, qu’on appelait Lou Grel ( Le Grillon ), avec qui j’allais pêcher au bord de l’Aveyron.. « La truite, me disait-il, quand elle voit une proie qui lui échappe, elle ne peut pas lui résister » J’ai beaucoup appris de lui. Comment pêcher à la sauterelle. Comment piéger des grives ou des lapins. Est-ce cette fréquentation qui m’a rendu libertaire ? Peut-être. En tout cas, je n’ai jamais eu envie de m’intégrer à un groupe.

J’aimais les Causses, où j’accompagnais souvent un archéologue que j’aidais à fouiller le sol. C’est ainsi, d’ailleurs, que mon nom est inscrit au musée Fenaille de Rodez, pour la découverte de quelques pointes de flèches paléolithiques… L’architecture ensevelie, ce qui sort de terre doit faire imaginer ce que la terre dérobe à notre regard. « J’aimais les déserts, les roches égarées… » comme l’a écrit Agrippa d’Aubigné. J’aimais le noir des arbres l’hiver. J’étais attentif à leur forme. Un peuplier ne pousse pas comme un chêne. C’est de son essence qu’il s’agit. Mais sa personnalité en découle. Ses tropismes, les vents dominants et tous les accidents de la nature le transforment. Pour un être sensible, un arbre est une vraie richesse. On est devant lui presque comme devant une sculpture abstraite.

Les choix que j’ai faits dans le Rouergue ont été décisifs. Le Rouergue est le lieu qui m’a permis d’avoir des élans auxquels j’ai profondément adhéré. Mais mon vrai pays natal, c’est la peinture. J’ai toujours peint. Et j’ai d’abord beaucoup regardé. Tout petit, sur le mur d’une maison voisine, une tache qui avait vaguement la forme d’un coq m’impressionnait. J’y découvrais toutes sortes de figures. A 5 ou 6 ans, je devais avoir la rougeole ou une autre maladie d’enfant, et comme je gardais la chambre, pour m’occuper, je passais mon temps un pinceau à la main. Un jour, une amie de ma sœur, me voyant faire des taches noires sur une feuille de papier blanc, me demande : « Que fais-tu là ? » Je lui réponds : « Un paysage de neige ». Elle éclate de rire…Mais c’est vrai que je cherchais à rendre le blanc du papier plus blanc par contraste avec le noir. Plus tard, la réflexion que j’ai pu avoir quand j’avais 16 ans en examinant un lavis de Rembrandt ou un autre de Claude Lorrain a été mon vrai pays natal.

Cet intérêt pour la peinture, le dessin, l’art a été la constante de mon adolescence. Une fois mon bac en poche, il me fallait encore arracher l’autorisation de peindre…Mon père est mort quand je n’avais pas 5 ans. Mais j’avais deux mères, ma mère et ma grande sœur, de quinze ans mon aînée et qui est devenue professeur de philosophie à Rodez. Elles me l’ont accordée… à condition que je devienne professeur de dessin. C’est vrai qu’à l’époque, dans la province des années 30, la condition d’artiste n’est pas très bien considérée.


Débarqué à Paris, je me suis donc d’abord inscrit à l’atelier de René Jaudon pour préparer le professorat de dessin. J’arrive chez lui, rue de la Tombe-Issoire, derrière Montparnasse, où je tombe nez à nez avec un modèle vivant dont il faut faire trois croquis. C’est la première fois de ma vie que je me trouve devant une femme nue…et rousse. Je n’en ai jamais représenté sur le papier bien entendu. Alors, je me mets à dessiner et pendant les cinq minutes de pause du modèle, je regarde autour de moi ce qu’ont fait les autres. C’est clair, je suis fichu : de quoi vais-je avoir l’air ? Je réalise quand même mes trois croquis demandés. J’appréhende avec angoisse le lendemain, journée de correction. Maladroit, je me trompe de métro et j’arrive en retard au cours. L’amphi est plein. Jaudon s’adresse à moi : « Vous êtes nouveau, dit-il. Je vais donc recommencer la correction pour vous. » Alors je m’aperçois que tous les dessins sont suspendus à une corde à linge. Le mien est à l’extrême gauche. Et il dit : « Je vous ai mis vingt sur vingt parce que vous avez réalisé un dessin qui fournirait suffisamment d’indications à un sculpteur. Mais c’est aussi un dessin de peintre. Vous avez su traduire le fauve de la chevelure. » Un autre jour, alors que je devais dessiner (pendant 8 heures) un antique, Jaudon s’est mis derrière moi. « Ne fais pas attention à moi » me dit-il tout en examinant ma façon de travailler. Et puis il ajoute : « Toi, toutes les audaces te seront permises ! A la fin du cours, il m’appelle et me donne ce conseil : « Le professorat de dessin, ce n’est pas ta vocation. Tu dois te présenter au concours de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts. » C’est ce que j’ai fait et j’ai été admis. Mais quand j’ai vu ce qu’on y faisait, j’ai aussitôt repris le train pour Rodez.

Mon séjour à Paris n’a pas été inutile : j’y ai été bouleversé par les expositions Cézanne et Picasso. La guerre s’annonçait. J’étais de la classe 39, mais j’ai fonctionné avec la classe 40. J’ai été appelé sous les drapeaux et quelque temps après démobilisé. Il me fallait travailler et gagner ma vie. Alors je suis allé m’installer comme vigneron à La Valsière, à quelques kilomètres de Montpellier. Le hasard a voulu que la propriété dont je m’occupais soit limitrophe de celle de Joseph Delteil, l’écrivain. Un jour on se retrouve au coin d’une vigne et on fait plus ample connaissance. Je lui confie que je vis avec de faux papiers pour échapper au STO. Je lui dis que je veux être peintre. Il vient à la maison et là il remarque un petit paysage d’arbres noir et blanc. Il s’exclame : « Le noir et le blanc ! Alors vous, vous prenez la peinture par les cornes, c’est-à-dire par la magie. » Quand on dit ça à un garçon de vingt ans, ça l’aide ! »


Dans cette expérience de vigneron, j’ai beaucoup appris. Je me suis aperçu de ce qu’était le vivant. J’ai vu comment croît une plante… J’ai constaté ces innombrables variantes qui font qu’une chose est ce qu’elle est. Il y a l’essence, le cépage, mais le cépage n’est rien sans la nature du sol : calcaire, argileux, composite. Le même cépage ne produit pas la même chose s’il n’y a pas le même climat, la même succession du soleil et des pluies…Des quantités de facteurs interviennent.

En 1946, jeunes mariés, nous nous installons, Colette et moi, à Courbevoie. Je présente des tableaux au Salon d’Automne et comme il se doit, je suis refusé. Alors j’entends des amis parler du salon des Surindépendants, Porte de Versailles. C’est le rendez-vous obligé de ceux qui innovent. J’y expose donc en 1947. Picabia, qui aura toujours été de toutes les avant-gardes, vient un jour visiter l’exposition. Il s’enthousiasme devant mes tableaux. Il me demande mon âge. : « 27 ans ». Alors il s’esclaffe et reprenant une formule que Pissarro lui avait servie jadis au bord de la Seine alors qu’il était « sur le motif ». « Avec l’âge que vous avez et avec ce que vous faites, vous n’allez pas tarder à avoir beaucoup d’ennemis. »


Je pensais : ce que je fais est sincère. Il est impossible que cela ne rencontre pas quelqu’un. J’étais tranquille. J’ai eu une autre chance : après la guerre, la peinture était une explosion de couleurs fraîches et joyeuses. Moi, fidèle aux couleurs de mon enfance, je peignais sombre. En 1947, j’utilisais du brou de noix, des couleurs pauvres, qui seront celle de l’Arte Povera dans les années 70. Alors, parmi les autres, on remarquait mes toiles.


J’ai deux ateliers, l’un à Paris dans le cinquième arrondissement, l’autre à Sète au bord de la Méditerranée. Et selon les années, l’un des ateliers domine l’autre. La grande différence est que dans le Midi, la lumière est très forte. Et j’aime ça. Cela me tonifie. Cela me donne envie de peindre. Ce n’est pas une question de qualité de lumière, mais de quantité. J’aime cette maison que nous avons aménagée, ma femme Colette et moi. Nous pouvons y vivre sans être coupés du monde, mais suffisamment isolés pour être avec ce que je fais et pas avec autre chose. Nous y passons les mois d’été, et y allons parfois l’hiver.

A Sète, la ligne d’horizon est vaste. On est loin de toutes les mesquineries. Il y a des vents que l’on sent venir de très loin. Un matin, tout était devenu ocre. J’ai cru que je voyais moins net, puis que c’était un accident survenu sur le port. Mais non, j’ai appris qu’il s’agissait de poussières venues du Sahara. Et ça m’a fait plaisir. Régulièrement, des sables arrivent comme cela de l’autre côté de la Méditerranée. On voit passer des oiseaux migrateurs, flamants roses, gris, canards sauvages… Cela me touche beaucoup. Il y a aussi quelques bruits, des aboiements de chiens, mais c’est du biodégradable, cela ne me gène pas. Le chat d’un voisin, « Voyou », vient parfois nous rendre visite. Il est chez lui. Ici, vous ne voyez que le cadre. Mais n’oubliez pas que je ne mets jamais de cadre autour de ma peinture… J’ai été parmi les premiers à ne pas même entourer mes tableaux d’un baguette. Je cachais les agrafes sous un ruban adhésif. Plus tard, j’ai planté les agrafes à l’arrière du châssis pour que seule la toile soit visible. Il ne faut pas trop s’appesantir sur les cadres.



J’ai un rapport difficile avec les mots, avec le langage. Quand je veux dire quelque chose je me rends compte de ce qui échappe et je suis amené à en rajouter. Je n’écris jamais. J’ai du mal à écrire mais je parle facilement. Mais je peux aussi être d’un mutisme total… Je lis plus facilement la poésie : au vrai je ne sais pas lire : je ne sais que relire. J’écoute parfois la radio. Pas la musique. La musique me capte, je ne l’aime pas comme bruit de fond. Je me tiens au courant de l’actualité. Les événements frappants me touchent, les faits divers je ne les regarde pas ou très peu ; la politique, de très loin. Mes voyages, c’est dans l’atelier que je les fais. Parfois mes toiles voyagent et parfois je les accompagne. Je suis, en réalité, malade de l’irréversibilité du temps. J’ai l’impression que je n’aurai jamais le temps d’accomplir tout ce que j’ai à faire. Trop de choses m’intéressent… un type qui me parle d’ordinateur, d’astronomie, des progrès de la technique etc. Malgré tout, il y a toujours un intérêt qui prend le dessus. Vous l’avez deviné : c’est la peinture.



Dans les périodes de travail, je vis très simplement. J’aime être seul dans une pièce avec pour unique compagnie le tableau en cours. Je mange et je dors quand et comme je peux. C’est toujours le premier pas qui me coûte. Un premier pas que parfois on ne fait pas. Il m’arrive d’attendre longtemps avant de commencer. Je n’ose pas. Je tourne autour de ma toile et je quitte l’atelier sans avoir rien fait. D’autres fois, j’ose quelque chose et il y a réponse. Un enchaînement entre ce qui se passe là et ce que je ressens devant ce qui se passe. Même lorsque c’est très exaltant, il ne faut pas perdre la tête. Il arrive que l’on ne sache pas s’arrêter et c’est la catastrophe. Il arrive aussi que l’on s’arrête sans savoir pourquoi et l’on s’aperçoit, plus tard, que le tableau est fait. La toile s’est faite en notre absence. Détaché de sa genèse, on est devant une chose étrangère qui vit sa propre vie. Il ne faut alors rien changer. Mais il n’y a pas de règle.

La grande leçon c’est qu’il n’existe que des cas d’espèce. Mes toiles, je les laisse vieillir quelques semaines, et celles que je trouve ratées, je les brûle. J’ai toujours un lot de toiles en question pour savoir si elles tiendront . Quelque fois je les regarde comme si un autre les avait faites.

Quand je ressens une insatisfaction d’être, la seule solution est de faire quelque chose. N’importe quoi, un croquis. Le plus souvent, quand je pars de quelque chose que je sais avoir envie de faire, la peinture est toujours plus forte et m’emmène ailleurs. La réalité de ce qu’on fait est toujours beaucoup plus riche que la fiction. La réalité de la peinture, la manière dont un peinture joue, une transparence qui s’organise, un reflet qui se produit, cela transporte dans des lieux où vous ne pensiez jamais aller. Cela nous submerge. Nous l’organisons. Je pars sur une envie, sur un désir, et ce qui se passe alors entre la peinture et moi m’amène ailleurs. A un peintre qui me disait : « Lorsque je commence, mon tableau est déjà fait dans ma tête, comme une photo. Je n’ai plus qu’à l’exécuter », j’avais répondu ; « L’exécution est en effet capitale … ». Ce jour là j’ai perdu un ami…

Je ne procède pas par décision intellectuelle. Mes choix ne sont pas des choix raisonnés. C’est une suite de réactions au concret de la peinture en train de se faire. Ce qui est peint ne se réfère pas à un spectacle particulier. Ce n’est pas un « équivalent plastique » . Ce qui compte, ce sont les formes, les proportions, les dimensions, les couleurs, la matière, l’espace qui se crée. Tout cela ensemble.

Un jour Nina Krouchtcheva, l’épouse de Kroutchev, devant un de mes tableaux, à Moscou, lors d’une exposition d’artistes français, s’était déclarée impressionnée. Son accompagnateur lui avait, hélas, demandé ce qu’elle voyait. Après quelques hésitations, elle avait répondu ; « Peut-être des poutres… ». C’était s’embarquer sur une mauvaise voie. Pour moi, la peinture n’est pas une représentation, ni même un langage ou un message. Le message, une fois passé, on peut le déchirer. Ce n’est pas un message. C’est beaucoup plus. C’est un objet qui nous appelle à nous engager nous-même.

Je ne veux rien « dire ». Une oeuvre d’art c’est trois choses : celui qui la fait, l’objet qu’elle est, celui qui la regarde. Elle n’est pas signe, elle est chose. Sur elle, les sens viennent se faire et se défaire. Appelez ça méditation, ce que vous voulez. Je peins d’abord pour moi. Mais une peinture n’est vivante que si elle est vue par d’autres. Et si d’autres, la regardant, s’y investissent.
En 1979, j’étais en train de rater une toile. Je m’acharnais sur un truc qui m’échappait sans cesse. J’étais là depuis des heures à peindre avec du noir. Et, bien que persuadé de faire quelque chose de nul, sans intérêt, je continuais. Quelque chose pourtant me retenait et me dirigeait, et cela m’intriguait. Et puis je suis allé dormir. Une heure après, je me réveille et en regardant ce que j’avais fait, j’ai trouvé que c’était intéressant, nouveau sûrement. Colette qui vient m’apporter mon déjeuner me demande si j’ai travaillé, si je suis content... Je lui réponds : Bof ! Elle va voir et revient enthousiaste. Deux jours après, c’est un jeune peintre qui vient me montrer son travail. Voyant ma toile, il me dit : « C’est épatant ». Puis d’autres sont venus, des conservateurs de Beaubourg, Françoise Cachin… Et on m’a proposé une rétrospective… Ce qui m’a passionné c’est de constater que je n’avais pas travaillé avec de la peinture noire mais avec la lumière. Sur la toile peinte, la lumière jouait selon les aplats, les coups de brosse et leurs stries qui dynamisaient la surface. Les réactions de ceux qui autour de moi ensuite, ont vu cette nouvelle conception de ma peinture m’ont encouragé. Et j’ai poursuivi dans cette voie. Pour moi, une nouvelle période avait commencé.

En dehors de mes travaux scolaires, je n’ai jamais exposé que des peintures abstraites. Mais ma formation de l’œil est tout à fait classique. Elle est nourrie d’études et de curiosités pour les techniques employées tout au long de l’histoire de la peinture. Je me suis intéressé aux techniques en fonction de l’art qu’elles produisent : ainsi certains pinceaux, par exemple, sont adaptés à la préciosité. Ce n’est pas ce que je cherchais. L’art est un perpétuel changement, en évolution, avec des mystères. On est toujours le produit d’une culture, d’une société, et d’un hasard qu’est l’individu, et qu’il faut absolument préserver.

Je ne crois pas qu’il y ait progrès. Il y a une perpétuelle évolution des oeuvres avec les hommes qui les font. Penser qu’à un moment on a atteint la forme parfaite me paraît relever d’un rêve de vieillard. C’est ce que l’art contemporain a compris. Depuis qu’on a découvert toutes les formes d’art dans le monde, l’art est en perpétuel changement, en évolution, avec des ruptures. De là à rechercher la rupture comme certains la fidélité…C’est un faux problème. « On est toujours guetté et par l’ordre et par le désordre » disait Valéry.

Il y a eu d’énormes progrès pour les pigments grâce à l’industrie automobile, c’est à dire grâce à la chimie financée par l’industrie automobile. Il y a maintenant des pigments extraordinaires. Mais il y a en revanche des techniques, des tours de main qui se perdent. Il ne faut pas trop pleurer là-dessus. Des tas de métiers ont été abandonnés, parce que les hommes ont toujours ressenti le besoin de créer. Et il y a toujours eu de l’art : Lascaux, Altamira… Mais ça n’a pas toujours été les mêmes formes d’art. Je suis fasciné par les origines et tous les moments d’origine, même dans la peinture, qui nous renvoient à nos propres origines.


Quand on m’interroge sur la valeur marchande de mes œuvres, je réponds que ce n’est pas mon affaire. Et je prends un exemple : Si je prends cette allumette et si je dis : elle vaut 2 millions de francs, si je suis seul, on dira : il est fou. Mais si plusieurs personnes la veulent à 2 millions, elle vaut 2 millions. Et si quelqu’un la paie 3 millions, on peut dire qu’elle vaut 3 millions. C’est la loi de l’offre et de la demande. Cela dit ce n’est évidemment pas le prix qui fonde la valeur de la peinture.

Je vais reprendre une formule :« Ne me demandez pas pourquoi une chose qui apparaît si simple m’a demandé tant de travail. Je vais vous le dire quand même : c’est justement parce qu’elle est simple. » La simplicité n’est souvent qu’apparence. Il faut savoir regarder. Voyez le harpon de l’Esquimau et son extrême acuité. On y lit tout, y compris la viscosité de la peau de phoque. Un boomerang, c’est un simple morceau de bois. Mais son étude par un aérodynamicien demande trois pages de calculs. Moi, je me sens toujours du côté de l’Australien et de l’Esquimau…

« Sait-on ce que c’est qu’écrire ? » demandait déjà Mallarmé. Je ne dépeins pas, je peins. Je ne représente pas, je présente. Les sociologues, les historiens regardent la peinture dans la mesure où elle dépeint. Il peut y avoir de ça dans la peinture, en tout cas pas dans la mienne . Pour faire ce que j’avais envie de faire, j’ai dû inventer des outils nouveaux. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai trouvé des pinceaux pour artiste de forme bombée, usée, ou de touche carrée. Ca n’allait pas. L’artiste ne doit pas subir les outils que lui offre le commerce. Je suis donc allé chez le marchand de couleurs pour bâtiment. Il ne faut pas se laisser « esclavagiser » par l’outil. Je voulais produire des formes qui agiraient sur ma sensibilité dans le sens que j’espérais. J’ai utilisé des outils que j’ai fabriqués. J’en ai détourné certains de leur fonction, tels que les racloirs de tanneurs, des couteaux d’apiculteurs pour désoperculer les rayons de miel… J’ai utilisé des couteaux de peintre en bâtiment et du cuir de semelle pour étendre la couleur et ainsi produire des formes moins déterminées, plus variées. J’ai utilisé toutes sortes d’idées. Comme de passer sur un tableau noir un bâton de craie à plat et de dessiner dans ce rectangle avec mon doigt mouillé. Tout jeune je trouvais plus de saveur à ce trait un peu rugueux inscrit par l’enveloppe de bois qui dépasse un tout petit peu la mine cassée d’un crayon.

« Peinture ». Je n’ai jamais appelé mes toiles autrement. Ou « Brou de noix » ou « Peinture sur papier »… avec la date et les dimensions. J’ai décidé aussi de mes formats. Ceux qui sont fournis par le commerce ne sont pas toujours bons. Pourquoi les accepter ? J’aime les toiles un peu plus grandes que moi. Je mesure 1,90m. Je préfère les rectangles de rapport irrationnels, c’est à dire où la grande longueur divisée par la petite ne peut pas tomber juste… Avec les formats plus petits, on ne s’accorde pas de la même manière. Je travaille donc sur des toiles qui répondent à ces critères simples. A mes débuts j’avais refusé que l’on photographie mes toiles. Quand on voit une photo, on ne connaît pas la dimension de la toile, on en a pas la sensation. Même en imagination il manque l’échelle. On n’a pas la sensation qu’on aurait devant un tableau de 3 mètres. Matisse, pour rendre l’intensité sensorielle d’un bleu augmentait la dimension du mur bleu.



La démarche de l’artiste est tout à fait différente de celle de l’artisan. L’artisan va vers un objet qu’il connaît d’avance par des chemins explorés par d’autres et par lui même et dont il connaît le but. L’artiste va vers un objet qu’il ne connaît pas par des chemins qu’il découvre parfois en faisant route. Je ne procède pas par refus, mais par élection passionnée. L’académisme de soi-même est aussi terrible que l’autre. Quand on fait ce qu’on sait faire, quel intérêt ? On se répète. Que ma peinture apporte à quelques uns quelque chose qui leur apparaît essentiel. C’est ce que je demande. S’ils sont nombreux, tant mieux.


Ma peinture n’est pas abstraite. Devant l’art abstrait géométrique, je me sens appauvri. La vie est plus riche. Ma peinture en oublie d’autres, mais pas pour les contredire. Ce que je n’aime pas, je n’en parle pas.
Chez moi, le noir n’est pas un refus. C’est le contraire. Un goût, un amour total de cette couleur et des possibilités qu’elle recèle. J’aime son caractère extrême. Mais mes peintures que l’on dit noires sont en réalité, grâce à la lumière, la négation du monochrome. Je les ai faites pour ce qu’elles me proposaient, ce sur quoi je n’avais pas encore ouvert les yeux. Mais j’ai utilisé aussi d’autres couleurs : bleu, jaune, ocre, vert, rouge… Parmi mes premières peintures exposées, il en était au brou de noix. Cette matière a une qualité à la fois de transparence et d’opacité. Elle produit un noir profond et chaud que j’aime. Quelque chose qui me rappelle les traces de goudron sur les verrières de la gare de Lyon qui m’avaient impressionné alors que je débarquais à Paris. Et puis, né le 24 décembre, je suis Capricorne, comme Matisse ou Cézanne. Et il me semble que la couleur du Capricorne est le noir… »


Interview recueillie par Jacques Bouzerand

Illustrations:
1) Carton d'invitation à l'exposition
2) Pierre Soulages
Peinture 324 x 181 cm, 14 mars
1999
Polyptyque (4 éléments de 81 x 181
cm, superposés)
Acrylique/toile
Collection particulière
Archives Pierre Soulages, Paris
(photo Jean-Louis Losi)
© Adagp, Paris 2009

A signaler aussi:
* Exposition Dialogue autour de Soulages la FIAC ( 22/25 oct.) GalerieApplicat-Prazan.
* Exposition: Soulages, le temps du papier du 31 octobre au 3 janvier 2010 Musée d'art moderne et contemporain de Strasbourg.
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