1914-1918 : Deux frères de Cahors: Jean et Louis Toulouse.
Nous
approchons de la commémoration nationale
du début de la Première Guerre Mondiale, cette guerre de 1914 à 1918 qui fut le
premier grand carnage du XXème siècle. Le Prix Goncourt vient pour sa part de
couronner le beau roman de Pierre Lemaître qui retrace le retour à la vie de
deux soldats renvoyés dans leurs foyers… Tant d’autres ne sont hélas jamais
revenus.
Ils
étaient deux frères. Deux frères promis à un grand et bel avenir, nés à Cahors à la fin du XIXème siècle dans
une de ces familles qui portaient, enraciné au cœur, dans l’esprit et dans l’action, l’amour de leur
patrie, la France. Jean Toulouse est né le 8 août 1894. Après ses études
secondaires au Lycée de Cahors et une licence en droit, il était élève de
l’École libre des sciences politiques, Sciences Po, à Paris. Louis Toulouse né
le 22 octobre 1895, son jeune frère, s’était inscrit, après le lycée, comme
élève de l’École nationale supérieure des Beaux Arts à Paris. Louis est tué au
bois d’Avancourt dans les Vosges, le 28 avril 1916. Jean est tué quelques mois
plus tard, à Chaulnes dans la Somme, le 4 septembre 1916.
Retour vers
le passé. À Cahors, Jean et Louis traversent une enfance heureuse et choyée
dans une famille ayant pignon sur rue dans une belle maison du quartier des
Hortes, près de ce qui est aujourd'hui l’avenue Victor Hugo. Leur père, Émile, natif de Mende en
Lozère en 1860, a suivi les enseignements de l’École nationale supérieure des
beaux-arts à Paris de 1883 à 1888. En 1897, il est nommé architecte
départemental du Lot. À ce poste, comme le précise Ghislaine Legrand,
dans un article du Bulletin de la société des études du Lot, (3 ème fascicule, 2002) , il réalise de nombreux
bâtiments publics dans ce département entre 1905 et 1911 : les groupes
scolaires d'Albas, de Douelle, de Gignac, de Laramière, de Livernon, de
Montcléra ; la mairie-école de Grézels ; la mairie-poste de
Saint-Vincent-Rives-d'Olt ; la mairie de Soturac ; de 1897 à 1909 : les écoles
de Berganty, Catus, Cazals, Mechmont, Goudou, Puyjourdes, Moussac, Lherm,
Marminiac, Pern, Limogne, Varaire. Il construit ou rebâtit des châteaux : à
Ladevèze, Pechpeyroux, Blazac, Féral, Cuzals ; et aussi de belles demeures à
Cahors : la maison Calmette, 1899 ; la maison Bouchet, 1900-1901 ; la maison Cornaire, 1900-1910 ; la maison
du directeur de la Banque de France aujourd’hui maison Nespoulous, 1905-1909 ;
l’hôtel Terminus… Il construit aussi de nombreuses églises et des presbytères, il
reconstruit des maisons de congrégations religieuses et des clochers…
Bref, Émile Toulouse mène une carrière active et prospère. Pour loger toute sa vaste famille pendant ses moments de villégiature et les grandes vacances, il acquiert à Saint-Cirq Lapopie le Château de Porteroque dont le site et l’environnement l’a séduit. Sa femme, Jeanne, une maîtresse de maison accomplie, originaire du Quercy (elle est née près de Montauban), lui donne sept beaux enfants. Quatre garçons, Jean, Louis, plus tard Pierre, puis Gabriel et trois filles, Lucienne surnommée Lulu, Marie et Louise. Étudiants à Paris, les deux aînés ont leurs appartements au Quartier Latin, dont l'un, Quai Conti, tout à côté de l'Institut de France et des Beaux-Arts. Ils mènent une vie studieuse et détachée des soucis quotidiens.
L’orage éclate en août 1914 avec la
mobilisation générale. La guerre est déclenchée. Elle durera quatre années.
Âgés de 19 et de 20 ans, Jean et Louis sont mobilisés. Depuis sa chambrée qu’il
partage avec « d’épaisses brutes », le 7 septembre, Jean écrit à ses
parents : « Mon train de vie est tellement changé que je me sens
moi-même tout changé. La vie militaire ne me paraît cependant pas rebutante,
loin de là même, mais je manque d’habitude ». Deux jours plus tard :
« Maintenant j’ai connu ce dont Maman me faisait un
« épouvantail ». Elle disait : « Tu verras quand tu seras à
la caserne ! » et ça ne m’a nullement ennuyé ». Le 13 septembre,
retenu à l’infirmerie par un épanchement de synovie, il écrit : « Je
suis furieux. J’en pleure de rage. (…). Il vient de partir huit cents hommes
pour le front. Je viens de les regarder partir avec envie ». Un mois plus
tard, il fait à nouveau ses « quarante kilomètre » sans fatigue. Il
lui est proposé d’être élève-officier, mais précise t-il, « j’ai refusé
cet honneur, (…), je ne tiens pas plus qu’un autre à laisser ma peau aux
Allemands, mais je ne veux pas rester en arrière de ma classe. Si j’en ai
l’occasion, j’avancerai aussi bien à la bataille ». Le 12 novembre :
« Il est onze heures, je pars à trois heures pour le front. J’ai réussi à
me joindre au départ, je suis tout à fait prêt, complètement équipé. Vous êtes
mon seul regret, je vous embrasse mille fois tous et vive la France ». Le
31 décembre : « Enfin, j’ai entendu siffler les balles et les obus.
Durant cinq jours, aux deux compagnies, il y a eu deux morts ». 1915.
Pluie incessante, pieds mouillés en permanence, rhumatismes, neurasthénie,
anémie, infirmerie… Jean se plaint beaucoup de
sa solitude « au milieu de convalescents et de tire-au-flanc »
et parmi des soldats qui sont tellement
éloignés de son univers social et mental. « Je tourne comme un ours en
cage ». Mais il ne perd ni le moral, ni le courage. « Il faut aussi vous arranger n’importe
comment, pour m’éviter la réforme que les majors veulent m’imposer ; si je
ne suis bon à rien, j’ai encore assez d’amour-propre pour désirer le faire
ignorer ». Le voilà élève-aspirant. Le 6 avril 1916, « j’ai vu ma
note définitive à la compagnie qui a été transmise au colonel, la voici :
« Très bon élève, intelligent, très énergique, très apte au commandement.
Conduite et manière de servir parfaites ». Il espère être envoyé à Valréas
ou à Salonique… pour parfaire sa formation d’officier.
De son côté, Louis part vers la fin de
décembre 1914. Le 20, il entre en caserne à Mirande, ville du Gers dépourvue de
charme : « Des cartes postales, il n’y en a pas ici, ainsi d’ailleurs
que de WC, il y a les écuries et les caves les plus proches ». Au début de
janvier 1915, il veut intégrer le peloton des élèves-officiers. Refusé. « Dans
notre compagnie, tous les bacheliers et les étudiants ont été aussi éliminés.
On n’a pris que les instituteurs et les types pistonnés et quelques types même
n’ayant aucun titre. C’est bizarre… ». L’état des lieux est
déplorable : « Il y a beaucoup de malades, hier quatre cent cinquante
à la visite, à cause des mauvais soins. Il commence à y avoir de la vermine
dans les chambrées. Ce n’est pas étonnant, notre paille est dégoûtante, toute
brisée, pleine de poussière et de saletés de toutes sortes. De plus, il y en a
qui ne se lavent jamais ». Le commandant (Palauque) déteste les
intellectuels et il les brime. Louis est heureux de partir au front. Le 14 mai,
il est dans les tranchées, en deuxième ligne. Il est déjà monté à l’assaut à la
baïonnette. « Pour le moment, je suis dans un trou que je me suis creusé..
Il pleut, ce qui est bien ennuyeux.(…) En quatre jours, j’ai vu des choses
inimaginables pour vous ; si je reviens je vous raconterai tout
cela ». Des morts, des blessés… la
neige, la boue… 3 avril 1916. Toujours des tranchées qu’il faut creuser et
creuser. « L’ennuyeux, c’est que nous n’avons rien à manger, pas même du
pain et que nous en aurions bien eu besoin pour nous soutenir » 9 avril.
« Tout le jour, c’est un roulement sourd, le sol résonne de coups
continuels. La nuit, dans le bois, des éclairs fulgurent de tous côtés, les
batteries se mettent à tirer sans relâche et leurs détonations semblent tout
fracasser ». 11 avril. « Ce soir nous remontons en ligne. (…). À
présent, je suis proposé comme élève-aspirant par le commandant de compagnie,
il faudrait faire appuyer ma demande. Cela ne me paraîtrait pas injuste, car
j’estime qu’après un an de tranchée, j’ai des titres à présent que beaucoup
n’ont pas ». 16 avril. « Ici, même quand ça ne barde pas, la vie est
dure. Pas moyen de se laver, de se changer, de manger chaud, de dormir, pas
d’abri et toujours entendre le canon ». 21 avril. Son dossier
d’élève-aspirant revient. Il est « ajourné » par le général de Lobit,
« malgré les bonnes notes du lieutenant, du commandant et du colonel
général de brigade ». 23 avril. « Nous montons en première ligne ce
soir pour six jours sans doute ». 26 avril. « Le colonel Valy,
commandant de brigade a été blessé et
mon lieutenant blessé. Tout le monde y passe ici, mais puisqu’il le
faut, il ne faut pas s’en faire pour ça ». Ce sera sa dernière lettre. Son
professeur aux Beaux-Arts, Gustave Umbdenstock, avait écrit de lui à son
père: « C’est une jolie nature d’artiste, il est stupéfiant en dessin et
en modelage. (…) Son travail régulier et sa nature volontaire autant que
sérieuse , lui assurent un brillant avenir ».
Depuis le front, le 16 mai 1916, Jean
écrit à sa grand-mère : « Penser qu’il n’y a rien à faire, que le
temps ne me rendra pas Louis m’exaspère. Je t’assure que ça n’amoindrit pas mon
courage, mais ça m’enlève ma gaîté ». Le 22 mai à son père :
« Il aura fallu la mort pour le sortir de la modestie dans laquelle il
avait toujours caché son sang froid et calme courage ». Émile, Jeanne,
Jean , Pierre, Lulu, tous peinent horriblement dans leur deuil de
« Loulou ». Un autre jour Jean écrit : « Dans cette guerre
stagnante, où rien n’est imprévu et où on ne peut montrer son courage que sur
ordre, je sens la vanité des mots de vengeance et la puissance du hasard contre
la volonté. (…). La mort de notre cher Louis m’a fait plus vieux ». Le 20 juin,
Jeanne lui écrit : « Voilà qu’il nous faut tout d’un coup, bon
gré mal gré, nous hisser sur ces sommets et monter le calvaire ! Ce sont
des âmes si avancées en civilisation, en douceur, si peu faites pour ces
horreurs, qui s’y sont vues plongées ! Les gens un peu rudes d’autrefois,
ignorant nos délicatesses, ont vu en somme des guerres supportables… Nous, la
pire de toutes, et puisse-t-elle être la dernière ! » Le 2 septembre,
Jean écrit : « Nous sommes en ligne depuis cette nuit ». Le 3
septembre : « Nous ne faisons rien que de mener une vie
absolument inconfortable en entendant le canon qui fait sauter les cervelles
dans nos crânes. Tout va bien et moi aussi». Le 4 septembre, tout au
commencement de l’assaut, Jean, dans la première ligne française, tombe, frappé par un éclat d’obus à la tête.
Mieux qu’un roman, cet échange de
lettres dans l’intimité d’un famille soudée, des lettres écrites par des
personnes cultivées et d’esprit ouvert, braquent un projecteur sur ce qu’a été
cette guerre affreuse dont nous allons commémorer le centenaire. Préoccupées par l’autre grande abomination du
siècle, la seconde guerre mondiale et ses millions de victimes militaires ou de
victimes civiles assassinées par le racisme, le nationalisme exacerbé, la
fureur des armes, nos générations avaient jeté, bien légèrement, le voile de
l’oubli sur ces millions de morts et les
souffrances de nos grands-parents. De plein fouet celles-ci nous reviennent
dans la face. Les lettres que nous lisons ici, avec leur vivacité, leur poids
de vécu, leur proximité de sentiments,
nous touchent. Rassemblées par Philomène d’Arenberg, nièce de Jean et
Louis Toulouse, fille de Pierre, ces lettres, présentées par Jacques Legendre
et Sophie de Lastours, dans une édition revue par Gilbert Eudes, chez
L’Harmattan, sont accompagnées de photographies de famille et de dessins
réalisés au front par Jean et par Louis Toulouse.
Jacques
Bouzerand
PS.
J’aurais pu, aussi, rendre compte de la deuxième partie très passionnante de ce
livre composée des mémoires de René
Tognard, né en 1894 dans la Vienne. Pilote, mitrailleur, deux fois cité, deux
fois blessé, ce militaire mobilisé en 1914 a été démobilisé en 1919.
Agriculteur, président de coopérative
agricole, administrateur du Crédit agricole et de la Caisse d’épargne
notamment, il est devenu sénateur de la
Vienne. Il est mort en 1976.
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