Jean Lacouture qui préface le dernier livre de Karin Müller, « Quand l’ART est pris pour cible » (éditions Prisma), a trouvé la formule la plus lapidaire et la plus juste pour exprimer l’une des tares les plus profondes de l’âme humaine : la jalousie. Cette monstruosité qui conduit aux pillages, aux destructions, aux meurtres, aux guerres, aux catastrophes… Voici l’expression de Jean Lacouture : « Caïn regarde Abel, le trouve beau et le tue ». Superbe et terrible résumé d’une philosophie de la négation de l’autre qui pourrait servir de devise à de si nombreuses civilisations… Et qui pèse sur l’Humanité depuis sa fondation.
Quand l’homme dans son histoire de quelques
dizaines de millénaires a voulu s’élever au dessus des contingences et
s’évader du quotidien pour aller vers l’absolu, pour sortir de sa grotte (
platonicienne ou non ), le recours le plus universel qu’il a toujours cherché,
celui vers lequel il s’est toujours tourné ( au delà même des religions ou de
la politique ) est celui de l’ART.
Du coup, dans la hiérarchie des valeurs matérielles
et spirituelles, l’art est devenu le trésor le plus rare de chaque groupe humain,
de chaque tribu ou de chaque nation. L’art c’est ce qu’on cache au fin fond des
cavernes, dans les donjons, les cathédrales, les caves des banques et des
châteaux forts, et les musées que l’on
défend becs et ongles…
Lorsque pour
des raisons religieuses, militaires, politiques ou même sans raison, un homme,
une nation s’attaque à un autre homme, à
une autre nation, il cherche d’abord à lui nuire, à lui faire mal, à lui
arracher ses œuvres d’art ou à les détruire.
Il commet un crime qui va au plus haut dans le registre des noirceurs et
qui s’apparente au régicide, au parricide, au déicide.
Le crime est le plus grave et le plus catastrophique parce
qu’irréparables lorsque des humains détruisent à tout jamais des œuvres
immémoriales. Ce sont les Bouddhas de Bamiyan, à deux cent trente kilomètres au
nord de Kaboul en Afghanistan, réduits en poussière par les talibans
iconoclastes en 2001. C’est le Parthénon transformé en poudrière par les
Turcs qui explose en 1687 sous l’effet d’une bombe vénitienne. C’est le petit
dessin de Seurat volé par un garçon traiteur qui disparaît en fumée dans
l’évier du chapardeur lorsque celui-ci s’aperçoit qu’il ne pourra pas en
tirer profit. C’est la face du Sphinx de Gizeh saccagée en 1378 par un soufi
fanatique, Mohammed Sa’im al-Dahr, qui finit pendu par les paysans égyptiens.
On pourrait citer d’autres horreurs racontées avec
une grande simplicité, beaucoup de précision et d’efficacité par Karin Müller.
Des vandalismes qui concernent la petite sirène de Copenhague ;
l’Artémision d’Éphèse –une des 7 merveilles du Monde- brûlé par Érostrate en
356 avant J.C. ; le château d’Immendorf en Autriche, incendié par les
nazis avec ses 300 dessins et 13 toiles de Klimt, ses 300 tapis précieux, le 8
mai 1945 ; le portrait de Philippe IV par Rubens ; la bibliothèque de
Goethe ; la cathédrale de Reims ; des tableaux de Cy Twombly, de
Basquiat, de Pablo Picasso ou de Poussin… ; les centaines de chefs
d’œuvre anéantis le 11 septembre 2001 dans le drame des twin towers du World
Trade Center à New-York…
Parfois la mésaventure se termine moins
tragiquement : « La Joconde » volée au Louvre le 21 août 1911
est récupérée en décembre 1913 ; « La Madone au fuseau » de
Vinci - encore lui - volée au château de Drumlanring en Écosse, en 2003 est
retrouvée quatre années plus tard par la police… Parfois des disparitions
deviennent des énigmes qui ne seront peut-être jamais tirées au clair, mais
s’ouvrent sur des mystères insondables… On aurait pu, dans le livre, trouver
d’autres exemples. Il en fourmille. C’est un de ses multiples intérêts. On y
découvre, des dizaines d' histoires, tristes ou drôles, narrées d'une
plume alerte. Et l’on en tire ( au moins ) une leçon, c’est que si
l'Art est éternel, les œuvres d’art sont mortelles.
Un urinoir, c’est fait pour uriner. Sauf celui que
Marcel Duchamp a élu œuvre d’art et baptisé « Fontaine », en
1917, en le signant R. Mutt. Le réceptacle de porcelaine tente un beau jour le
Niçois « inspiré » Pinoncelli qui décide de pisser dans le
« ready-made » exposé au Carré des Arts de Nîmes en 1993. L’objet est
une réplique de 1964 de l’original disparu. L’acte, idiot, devient
absurde et criminel lorsque le fada, prétendument dada, attaque l’urinoir avec
un marteau. Une manie pour ce provocateur qui s’en prend à nouveau à cette
pièce en 2006 : trois mois de prison avec sursis et près de 15 000
euros de dommage et intérêt…
Pour le plaisir du lecteur ce livre brave les lois de la narration
chronologique ou géographique. C’est un
livre multidimensionnel… Un feu d’artifice qui au long de 101 fusées, de 101
histoires, de 101 éclats, illumine de ses lumières savantes les recoins de la
Planète.. Du Nord au Sud , d’Est à l’Ouest, nous voici embarqués dans une superbe machine
à remonter - et à redescendre- le temps…
Jacques Bouzerand